Journée de remerciements solennels
C. – travailleuse de l’art – anciennement membre de l’équipe du frac île-de-france
Un beau jour de 202X, alors que la femme de ménage du Parlement dépoussiérait une vieille pile de dossiers, on a remis la main sur le texte de la loi de 1945 sur la réquisition d’immeubles vides. Alors tout a suivi, les conséquences ne furent pas tristes. Les spéculateurs sont partis se rhabiller après avoir dû tout léguer au public dans un ballet médiatique impitoyable. D’un coup d’un seul, l’habitat est devenu accessible, impactant l’ensemble de l’immobilier et l’urbanisme : je ne vous raconte pas le soulagement.
Vous pouvez désormais vous adresser au bureau municipal qui répertorie les lieux disponibles. Vous cherchez quoi ? un atelier pour faire quoi ? Ah on a 200m2 avec un grand jardin, ça vous intéresse ? Pour payer le loyer, il faudra parfois – ou souvent – participer à des actions de solidarité. Ne vous inquiétez pas pour les voisins, les façades sont couvertes de liège et de fougères, ils peuvent dormir sur leurs deux oreilles… Alors, vous le prenez ?
Chaque année après la chandeleur, on célèbre la Journée de remerciements solennels aux associations pour leur travail d’intérêt général. Tout le monde attend avec impatience la parade annuelle dont l’organisation a été confiée au Ministère des marches ridicules. Il paraît qu’il travaille d’arrache-pied sur un char dédié au budget de fonctionnement, un terme dont l’utilisation a été dépénalisée récemment : Depuis, on peut vraiment se concentrer sur le boulot. En guise de moquerie du passé, on vient manifester déguisé en bout de ficelle.
De même, celles et ceux qui travaillent de manière intermittente ont fini par tous rejoindre le régime intermittent. Le cadre de ce régime a été allégé, la période de renouvellement prolongée, les notions d’arrêt maladie et de congé maternité sanctuarisées. C’était une proposition de Pôle Emploi qui a vécu de nombreux bouleversements depuis qu’a été inscrit dans ses statuts la mission de mettre du cœur à l’ouvrage pour lutter pour le bon emploi et l’équité au nom du service public. À cela s’ajoute la fermeture des centrales nucléaires et le mot ‘radiation’ est devenu rare dans les usages. Il peut encore éventuellement être utilisé par un visiteur décrivant l’effet produit par une œuvre d’art.
C’est à peu près à la même période que la CAF a arrêté de surtaxer les appels à son numéro unique. Des mélomanes ont été recruté.e.s pour concocter une playlist de qualité régulièrement renouvelée en guise de musique d’attente. C’est l’occasion de découvrir de nouveaux artistes – lesquels perçoivent une rémunération juste pour la diffusion de leur création. On arrive même à parler à un être humain en un rien de temps. Un service de traduction est proposé pour rendre les choses intelligibles à tout un chacun.
Des espaces d’art de tous types ont été systématiquement installés aux abords des agences, afin de se recentrer après un rendez-vous avec son conseiller. Tiens c’est beau ça, tiens ça me fait penser à, ou bien tout au contraire franchement, ça casse pas trois pattes à un canard. Au détour d’un couloir, on tombe sur une amie d’autrefois pour s’installer ensuite au comptoir de chez Mamoune. On y prend des nouvelles du quartier, on commente les actualités – dont aucune ne porte de jugement sur la manière dont les gens s’habillent : En effet, un bilan a été effectué pour revoir les priorités.
Les journaux ont arrêté de mentionner le nom de tous ces affreux. Les agresseurs de toute sorte s’arrêtent net avant de regretter leurs actes, partent faire un footing pour faire le point puis tâchent de trouver des réponses en se mettant au tissage. Zemmour n’est plus que l’ombre de lui-même. Il erre encore parfois aux alentours des ruines du CRA du Mesnil-Amelot à la recherche d’un dernier regard approbateur.
Des résidences d’artiste sont mises en place dans les commissariats. Ils y questionnent leurs pratiques, leur rapport au monde et tentent de renouer avec la population locale. Les chats, que tout le monde s’est accordé à trouver non-discriminants, veillent sur les quartiers à l’ombre des pommiers.
Les territoires sont tapissés de nature, mammifères et insectes sont bien présents au rendez-vous. On ne pisse plus dans l’eau potable, l’eau de pluie nourrit le potager. Nos bibliothèques sont fournies, on s’échange les livres. Des œuvres in situ viennent prendre place dans les interstices de la ville, parfois discrètement, parfois grandiloquentes. On peut en activer certaines, des médiateurs et médiatrices sont déployé.e.s pour nous raconter. Lors de ces conversations on évoque <> invoque la vie, la société, l’histoire, l’émotion ou l’esthétique…
La menace du changement climatique n’a peut-être pas disparu, mais on a décidé, pour le temps qu’il nous reste, de s’autoriser à aspirer à d’autres choses : rouvrir des perspectives, des espaces pour penser le monde, ou tout simplement s’accorder un moment de respiration. Alors on en discute, on dessine, on teste, on ajuste, on agit.
C. – travailleuse de l’art – anciennement membre de l’équipe du frac île-de-france, invitée par le frac dans le cadre du projet « Donner la parole, ne rien concéder », TRAM Réseau art contemporain Paris / Île-de-France.