Trébuchons
Franck Apertet

Dernièrement, je demandais à une auteure de documentaires retirée aujourd’hui à la Maison Nationale des Artistes à Nogent-sur-Marne, de décrire « le bal des bourgeois » auquel elle faisait soudain allusion dans son improvisation mentale : « C’est une horreur », me répondit-elle, l’air révolté et les yeux arrêtés par sa vision « Ils ne savent pas danser ! ». Avec les sessions d’enregistrements que je réalise sur le thème de la physicalité, dans cet Ehpad attenant à la MABA où les gens d’Uterpan sont en résidence, on voit combien il est difficile d’évoquer le geste, le mouvement et la danse, en dehors et au-delà de souvenirs personnels et de codes culturels spécifiques, c’est-à-dire à quel point l’apprentissage, l’étiquette et l’autocensure conditionnent tout cet appareil.

Pour en préserver les maîtres, nous plébiscitons aujourd’hui les maîtresses à penser. C’est bien. Mais féminines, masculines ou autres, ces figures se retrouvent pareillement fixées au mur de façon sélective afin de maintenir le rempart en place. Car c’est uniquement dans la mesure où elle fonctionne dans le cadre précis et prévu pour en assumer, en circonvenir et en absorber les conséquences, que la culture est plébiscitée et relayée. Une contention que vient aujourd’hui renforcer et d’une certaine manière baliser, la stratégie défensive mise en place contre l’épidémie. Le culturel et au-delà la création et la liberté se trouvent plus solidement bridés et instrumentalisés.
La culture c’est ce qui permet de voir cela par nous-mêmes. L’entendement humain a déjà fait le tour de pas mal de choses et il est de notre devoir d’apprendre aux nouveaux venus que notre monde est vieux, mais non encore achevé. Contrairement à ce que préconisaient certains penseurs, être simultanément maître et élève est loin d’être tangible chez qui décide de l’enseignement, et les débordements citoyens qui gagnent tous les secteurs de la société, l’éducation y compris, sont l’expression significative d’un sens unique persistant et d’une culture tenace du déni.
Se détourner de la mise à disposition trop rassurante de la culture rejoint désormais la lutte contre l’exclusivité néolibérale, la justice sélective et la cuculisation du citoyen. Car, entendons nous, la culture n’est pas seulement une apparence inerte, couvrante, décorative et rentable, mais génère des réflexions qui dans leur suite motivent des actes dont l’émergence et la répétition font craquer les vernis. Se prendre le pied dans le tapis, cette dissonance de cour qui dans un film français signe la déchéance du héros à Versailles, est une dynamique hautement salutaire. Car dans une société immobilisée où n’est autorisée que l’avancée technologique (car vecteur obéissant et d’obéissance) la mobilité, l’expérimentation et l’action, que les dispositions actuelles confisquent plus avant, sont éminemment libératrices et productives.
Privés des lieux culturels par l’intrusion soudaine d’une temporalité organique dans notre temps historique, nous devons réapprendre à voir, réfléchir et juger par nous-même. Toute guérison procède de la responsabilité individuelle et s’accompagne d’une pulsion d’ouverture, non de fermeture. Trébuchons, car qui veut retourner exactement au monde d’avant ?

Franck APERTET, chorégraphe des gens d’Uterpan, invité par Caroline COURNÈDE, directrice de la MABA, Fondation des Artistes à Nogent-sur-Marne dans le cadre du projet Donner la parole, ne rien concéder, TRAM Réseau art contemporain Paris / Île-de-France