Réseau artcontemporainParis / Île-de-France

Entretien
Michel Duffour et Lucie Champenois

« La dimension de l’échange est essentielle. Réduire la vision de la culture à de la consommation, c’est ignorer la diversité artistique, les processus de création qui mettent en mouvement les gens. »
Michel Duffour

« La création après le covid ? Je verrais les deux faces d’un miroir. En négatif, la question de l’isolement, de l’individualisation, du risque, du rapport à la mort, du repli. En positif, la question de la refondation du collectif et de ses différentes échelles dans la société. »
Lucie Champenois

La Covid-19 aurait-elle laissé muette la culture ? Pas vraiment. Elus locaux et acteurs culturels du territoire parlent de cet écosystème complexe et fragile qu’ils revendiquent comme essentiel, d’autant plus en période de crise sanitaire.

À l’appel du réseau TRAM (musées et centres d’art contemporain en Île-de-France) mobilisé pour rendre accessible la culture malgré la crise, deux élus de la Ville de Nanterre croisent leurs idées. Lucie champenois, jeune et nouvelle conseillère municipale déléguée à la culture et Michel Duffour, ancien Maire-adjoint et conseiller départemental, secrétaire d’état à la décentralisation culturelle sous le gouvernement Jospin en 2000.

On nous a répété que la culture n’était pas essentielle. Selon vous, pourquoi a-t-elle été déclassée, éloignée des priorités de nos vies « sous cloche sanitaire » ? Qu’est-ce que cela raconte du rapport de nos dirigeants politiques à la culture ? 

Lucie Champenois : Pour le gouvernement, la culture n’est plus « non essentielle », elle est dangereuse. Bien entendu, l’État est soumis à des arbitrages entre santé et économie, et il ne peut se permettre d’être vu comme inactif. Il fait donc tomber le marteau de son action  sur les pratiques culturelles, entre autres. Ce n’est pas qu’une forme de répression, cela correspond aussi à un désir de protection d’une large partie de la population très angoissée vis-à-vis de la crise que l’on traverse.

Michel Duffour : Le gouvernement a certainement été surpris par les réactions de nos concitoyens lorsque a été décidé de classer la culture comme « non essentielle ». Cela a heurté des comportements auxquels les Français sont attachés. Il y a eu un divorce entre les déclarations gouvernementales et le ressenti de la population : l’attachement à la culture comme porteuse de curiosité, de sens critique, comme aide pour quiconque souhaite avoir un regard plus affûté sur la marche du monde est un sentiment assez partagé. Ce sentiment, parfois enfoui dans les consciences, va à l’encontre de la marchandisation de la culture ou, ici, des décisions gouvernementales. Nous l’avons vu dans les premiers moments, lorsque les librairies étaient inaccessibles. C’était incompréhensible pour les gens. L’attrait pour la lecture a été plébiscité. Le succès du Prix Goncourt, le plus vendu depuis 40 ans, n’en est-il pas le signe? On aurait pu se retrouver dans une situation d’assoupissement des gens, or ce ne fut pas le cas.

Au regard de ce que vous avez perçu durant la crise, quelles expériences artistiques avez-vous admiré ou considéré comme porteuse de sens et d’espoir ? 

LC : Il y a eu une identification plus nette des médiathèques et des librairies comme lieux de culture, détachés des lieux purement marchands. C’est d’ailleurs cette expérience de l’échappée par les livres que personnellement je retiens du confinement.

Des expériences ont vu le jour, certaines intéressantes parce qu’elles desserrent l’étau qui nous étreint (les concerts au balcon, les déambulations urbaines non annoncées), d’autres plus inquiétantes parce qu’elles tendent à vider l’expérience collective et la pratique du lien. Je pense notamment au risque de réduire la culture à un ersatz numérisé, comme pourrait y tendre par exemple la chaîne éphémère Culturebox TV lancée il y a peu par Mme Bachelot.

MD : La dimension de l’échange est essentielle. Réduire la vision de la culture à de la consommation, c’est ignorer la diversité artistique, les processus de création qui mettent en mouvement les gens. Dans les éléments négatifs durant cette période, je dirais la répartition des sommes allouées à la culture par le ministère. Elle n’a fait que reproduire la sous-estimation profonde de tous ceux qui font la culture et le lien avec les habitants mais qui se trouvent en dehors des institutions les plus prestigieuses. Les besoins d’investissement se situent là. C’est une bataille à gagner.

Pour le positif, je note que l’intérêt porté par l’opinion publique à la situation des intermittents, et dont les médias ont dû se faire les relais, tout comme l’intérêt porté vers les auteurs de bandes dessinées, les auteurs de théâtre, sont propices au développement de bien des combats. Chacun s’aperçoit que les grands perdants de la situation, sont pourtant ceux qui sont au cœur de l’exception culturelle française. Durant longtemps, les intermittents mais aussi les auteurs qui n’arrivaient pas à atteindre le best-seller désiré, le plasticien qui en était presque à mendier pour que son travail puisse être exposé, ont été traité avec dédain. Les artistes prennent aujourd’hui leur revanche et parce qu’ils la prennent, ils font vivre notre système culturel. On nous envie le système de l’intermittence mais nous ne sommes pas allés au bout de la démarche : l’ensemble des disciplines, sous des formes appropriées, devrait en bénéficier. Il faut reconnaître le travail des artistes et ne pas attendre simplement la pleine lumière pour lui témoigner de l’intérêt. Il en a un, dès qu’il suscite le partage.

La crise agirait-elle comme un révélateur des failles de l’écosystème culturel ?

LC : Elle révèle la façon dont le gouvernement utilise la crise. Car soit celle-ci illustre son incompréhension totale du fonctionnement de cet écosystème complexe, soit elle démontre sa volonté de mener une espèce de « stratégie du choc », comme le dirait Naomi Klein1. Michel le dit en évoquant la marchandisation et le star system : les plus gros survivent, tandis que les autres – les intermittents ou ceux dont le statut n’est pas encore garanti – doivent être écartés. Cela fait partie de la casse en cours des conquis sociaux.

Si la crise peut être perçue comme un accélérateur de signaux faibles produits par la société, quels seront d’après vous les thèmes, les sujets qui pourraient émerger de la pensée artistique ?

LC : Difficile de se faire prophète… Si la culture est l’interprétation du réel, le thème de la collapsologie sera peut-être le moteur de la création, tout comme pourra l’être le thème de « l’après », c’est-à-dire de ces lendemains qui chantent ou des « aujourd’hui » qui murmurent quand les artistes essaient d’agir dans les marges qui leur sont données.

Je verrais les deux faces d’un miroir. En négatif, la question de l’isolement, de l’individualisation, du risque, du rapport à la mort, du repli. En positif, la question de la refondation du collectif et de ses différentes échelles dans la société.

MD : Ce que dit Lucie est juste. C’est difficile de se mettre à la place des artistes, surtout que les voix sont diverses et multiples. Chacun sera à même de pouvoir puiser dans ce que l’on a vécu des choses pour sa propre discipline. Nous autres politiques nous ne chercherons surtout pas à expliquer pour eux.

Peut-être s’agit-il de s’intéresser au monde tel qu’il va et où il va. Si nous pouvions demain, au-delà de la création artistique, être un peu moins franco-français, un peu plus attentif dans les sources d’inspiration à ceux qui n’ont pas la parole mais qui vivent très cruellement le poids des inégalités, je crois qu’un grand pas serait fait. Que l’on écoute également la jeunesse et ses indignations, il y a ici source à pouvoir créer.

Michel Duffour, vous avez défendu au ministère les nouveaux territoires de l’art, incarnés par les friches, les tiers-lieux et autres espaces alternatifs. Au sortir de la crise, quels pourraient être les nouveaux « nouveaux territoires de l’art » ?

MD : Les nouveaux territoires de l’art ne sont surtout pas un label. C’est un état d’esprit, la volonté de permettre à des gens de cheminer, à partir de leurs mots, des images qu’ils se font, vers d’autres mots, d’autres images, d’avoir un contact avec des artistes, pour s’approprier l’ensemble du monde de la création.

Aujourd’hui mon rêve, pourquoi pas à la Terrasse, c’est que ce lieu puisse viser l’excellence dans son domaine mais se retrouve également dans ce qui peut se faire sur un territoire en terme d’attentes, de rencontres, sans rechercher forcément à planifier et déterminer à l’avance qui et où sont ses interlocuteurs. Chercher sans cesse à intéresser, à rassembler des gens extrêmement divers.

Dans le livre « Fabrique de la ville, fabrique de cultures »2 que j’ai coordonné récemment, nous relatons l’expérience de l’œuvre de Kawamata à Tremblay-en-France piloté par mon ami Pascal Le Brun-Cordier. A partir d’une commande artistique publique, la bonne attitude a été de faire confiance à un long processus avant la désignation de l’artiste lauréat, un processus qui a mis les habitants en mouvement. Ces derniers sont devenus maintenant de vrais militants culturels qui continuent à être très actifs pour leur ville. C’est cela qu’il faut viser. Je ne pense pas que nous aurons demain à Nanterre des milliers de personnes qui seront aptes à décrypter telles ou telles expositions mais je crois qu’il y a la place pour que des centaines de personnes participent, aux côtés des élus et des acteurs culturels, à un bouillonnement culturel. Ce bouillonnement est consubstantiel aux nouveaux territoires de l’art. C’est le mouvement lui-même qui est au cœur d’une refonte des politiques culturelles territoriales.

LC : Il y a une double logique. D’une part, il s’agit de la continuation de ces « anciens » nouveaux territoires de l’art : ceux qui mettent l’accent sur la pratique et leurs hybridations, ou ceux qui favorisent auprès de la population des pratiques culturelles plus anecdotiques (la gastronomie, l’artisanat). Ces pratiques en temps de covid se sont presque déterritorialisées parce qu’elles ont gagné un espace symbolique et pas seulement physique. Certaines d’entre elles ont même rebondi sur des projets artistiques.

D’autre part, les institutions ne s’intéressent plus aux nouveaux territoires de l’art de la même manière. Elles les regardent avec sérieux, prennent langue avec eux de manière plus ouverte. Désormais, la question qui se pose est la suivante : comment peut-on créer des lieux ensemble ? La prochaine expérience du Twist à Nanterre (ouverture en 2024) s’articulera autour d’une programmation qui croise pratiques alternatives voire subversives avec offre municipale (enseignements artistiques, lecture publique, scène musicale). C’est un vrai défi pour nos politiques publiques mais il détermine le sens de notre action culturelle territoriale.

MD : Mme Bachelot a lancé une réorganisation de son ministère. Une nouvelle délégation fait apparaître la liaison entre le territoire et l’éducation artistique. Je crois qu’il faut vraiment prendre au mot ce qui n’est actuellement que du domaine du discours. Aux élus et acteurs culturels de dire « chiche ! », donnez-nous les moyens pour que cela bouge, permettez-nous de mieux faire connaître nos actions afin que l’on comprenne que la culture n’est pas le domaine réservé de sachants mais bien l’endroit où l’on construit tous ensemble un autre rapport au monde.

Propos recueillis le 4 février 2021 par La Terrasse, espace d’art de Nanterre.

1 Naomi Klein, La Stratégie du choc : Montée d’un capitalisme du désastre, Trad., Actes Sud. 2010

2 Danielle Bellini, Michel Duffour (sous la direction de), Fabrique de la ville, fabrique de cultures, paroles de maires et d’acteurs de la création urbaine, Editions du Croquant. 2020